La montée des eaux est aujourd’hui envisagée comme un risque majeur pour les constructions littorales, alors que l’observation attentive des stratégies déjà existantes n’a pas encore été approfondie. En Afrique de l’Ouest, au Bénin, des constructions sur pilotis se sont développées depuis quatre siècles sur le lac Nokoué. A l’aune des problématiques climatiques actuelles, il s’agit ici de faire valoir les enseignements de cet habitat traditionnel profondément ancré dans son territoire.
Les Maisons du Lac Nokoué
Le lac Nokoué fait partie d’un vaste système lagunaire, à la confluence de l’Ouémé et de la rivière Sô. Il borde la ville de Cotonou, capitale économique du Bénin, par le Nord. La lagune de Cotonou, chenal creusé en 1885, relie le lac au marché Dantokpa, puis à l’Océan, tandis que la Lagune de Porto-Novo l’ouvre sur le Nigéria voisin.
Le lac est un sol habité : les villes qui le bordent avancent sur cette grande étendue d’eau en villages lacustres et semi-lacustres sur pilotis. Son histoire est celle d’un refuge : depuis 1650, différents flux migratoires fuyant guerres fratricides ou chasseurs d’esclaves auraient alimenté son peuplement. Aujourd’hui, on compte une quarantaine de villages, celui de Ganvié étant le plus célèbre.
Cette vie lacustre, bien que rythmée par les crues, semble appartenir à ce que Fernand Braudel qualifie d’histoire immobile, celle de l’homme dans ses rapports avec le milieu qui l’entoure ; une histoire lente à couler, à se transformer1 . Les Tofinnus vivent encore essentiellement de la pêche, et le modèle de la maison traditionnelle a peu évolué. Le Bénin, berceau du vaudou, est un pays de culture orale. La plupart des cases sont construites en matériaux locaux par des charpentiers qui détiennent et transmettent un savoir-faire endogène.
Le pilotis est un élément déterminant dans la culture de l’habitat des zones lacustres : à la fois jambes et racines, il ancre et il structure. Invisible, il réapparait en saison sèche et s’architecture, devenant abri pour les bêtes quand les pêcheurs se transforment en éleveurs, ou le lieu où la poterie, lentement, sèche.
Les concessions sont évolutives, constituées d’un libre agencement de cases, propre à chaque famille. On distingue trois types de cases : le Kiho, dont la toiture est faite de feuilles de palmier raphia ; le Sansanho ou case couverte de paille, type le plus répandu ; le Ganho dont la toiture en tôle ondulée, matériau exogène, manifeste l’aisance du propriétaire. Dans les deux premières, plancher et parois verticales sont remplies de tiges et de branchages appelés hoba et hounkpa. Ces constructions sont éphémères : la durée de vie de l’ensemble des matériaux utilisés n’excède pas quinze ans.
Vernaculaire versus modernité
Les maisons du lac mettent en relief la question de la résilience, qui est ici à la fois historique, climatique et architecturale. À ce titre, elles sont exemplaires : leurs pilotis intègrent la condition mouvante et incertaine d’un sol.
Comme nombre de villes d’Afrique de l’Ouest, Cotonou a vu sa population décupler depuis les Indépendances. A mesure qu’elle croit, les modes constructifs évoluent sur le lac.
A Lowe, hameau semi-lacustre dans la vallée de l’Ouémé, les pieux des pilotis, ainsi que l’ossature de la maison sont au fur et à mesure des agrandissements et rénovations remplacés par du béton, littéralement plus durable que le bois. Si le matériau change, le patrimoine culturel qui sous-tend la construction évolue plus lentement. Les Toffinus opèrent sur leur habitat une itération subtile du modèle initial, et l’ossature intègre harmonieusement la modernisation : le béton est utilisé à bon escient afin d’allonger les portées et agrandir les maisons.
Reste que l’emploi du béton n’est pas toujours aussi sage qu’à Lowe : matériau d’usage apparemment universel, simple d’emploi, requérant peu de qualifications et dont le prix a chuté ces dernières années, il est utilisé à l’excès. Le terrain se faisant rare à Cotonou, la population s’installe en zone inondable dans des constructions maçonnées, à quelques mètres des maisons des Tofinnus. En saison des pluies, les dégâts s’élèvent en milliards de FCFA.
L’habitat traditionnel pourrait inspirer ces nouvelles constructions ; faut-il alors le préserver, bien qu’il soit éphémère ?
En Norvège, les trois cabanes sentinelles qui composent le Musée du Zinc construit à Almanajuvet par Peter Zumthor sont une ode à la simplicité formelle. L’architecte suisse rend hommage à l’architecture vernaculaire et à l’abri dans ce qu’ils peuvent avoir d’essentiel ; il nous rappelle qu’ils restent une source intarissable d’inspiration pour l’architecture savante. Comme sur le Lac Nokoué, les pilotis dominent et le bâtiment est structurant ; le geste architectural semble émaner presque littéralement d’un contexte.
Protéger le Lac ?
Car on ne saurait regarder les maisons du lac sans leur territoire, leur expression matérielle ne pouvant exister sans son pendant structurant, invisible et endogène. Derrière la question de la préservation de la maison traditionnelle des Toffinus, celle des savoirs et des modes de vie se pose. L’usage décomplexé du béton prouve que le choix du matériau importe peu, l’essentiel étant qu’il mette en relation hommes et éléments, cycles et mouvements. Il est le contrepoint rassurant à la mobilité permanente de ces sociétés où les marchés se font sur les pirogues, où les prix de l’épinard et de l’essence de contrebande « kpayo » évoluent au gré de la météo et des négociations.
Le véritable patrimoine du lac serait-il immatériel ?
Dans ses travaux récents, présentés à la Biennale de Venise en 2016, Christian Kerez réalise un plan des Favelas brésiliennes. Celles-ci perdent de leur bariolé, sont figurées en noir et blanc ; leurs formes abstraites et arrondies font apparaître des structures complexes. L’habitat émerge comme un motif dans le tapis urbain et nous rapproche de la compréhension des maisons du lac.
Ethnomathématicien et cybernéticien, Ron Eglash propose une lecture des agencements habités des sociétés africaines à l’aide d’un objet mathématique : les fractales. À la fois présentes dans les artefacts, dans la nature et dans les pratiques culturelles, cultuelles et donc immatérielles, seules les sociétés africaines les auraient portées à ce niveau de sophistication. Une des propriétés des fractales est de se trouver entre deux dimensions, surfaces et formes par exemple. Elles sont donc à la fois un objet géométrique et une formule mathématique, et permettent de saisir des figures d’apparence complexe.
Par le dessin, et par la formule, Christian Kerez et Ron Eglash font sortir ces tissus urbains spontanés d’une sphère immatérielle, et les transforment en systèmes. Les villages du lac Nokoué, dans l’entrelacs de leurs pilotis, qu’ils soient de béton ou de bois, nous offrent un modèle similaire, celui d’une mangrove urbaine comme l’écrivait Patrick Chamoiseau2
. Ils nous rappellent que l’abri par sa stabilité, protège, et que le vide, architecturé et ouvert, est habité. Ils favorisent un écosystème, la mise en relation, la mobilité et la créativité. En cela, à l’heure où les villes occidentales se dématérialisent, on peut y voir la matrice de villes futures ; et c’est également à ce titre que la vie sur le lac mérite d’être préservée.